Roger-Arnould Rivière – Je te reconnaîtrai douleur…

•avril 20, 2023 • 8 commentaires

Je te reconnaîtrai douleur à cette tache vive
tournesol du dépit fleur de vase et de feu
roue sans moyeu du même visage pressenti
et retenu longtemps à l’anneau du soleil
je cernerai ce tourbillon de vide rose et cru
porcelaine lacérée de cris et de lames
j’y tonnerai le vacarme d’un nom
à résonance de chair et d’âme
et dans le cercle trahi par le miel de ma voix
sur un espace de corolle et d’yeux
je contraindrai la présence inquiète de l’éloignée
pour qu’elle ait désormais demeure calme
sur l’arête multiple des vents
et paix parmi le sang différé de la glaise.

***

Roger-Arnould Rivière (1930–1959)

Ingeborg Bachmann – Après des jours gris

•avril 19, 2023 • 2 commentaires

Etre libre une heure seulement !
Libre, loin !
Comme des chants nocturnes dans les sphères célestes.
Je voudrais
voler très haut au-dessus des jours,
et chercher l’oubli
au-dessus des eaux sombres
glaner des roses blanches,
donner à mon âme des ailes
et, oh Dieu, ne plus rien savoir
de l’amertume des longues nuits
où les yeux s’ouvrent grand
devant une détresse sans nom.
Des larmes sur mes joues
fruit des nuits de démence,
du bel espoir délirant,
du souhait de briser les chaînes
et de m’abreuver de lumière
Voir la lumière une heure seulement !
Etre libre une heure seulement !

*

Nach grauen Tagen

Eine einzige Stunde frei sein!
Frei, fern!
Wie Nachtlieder in den Sphären.
Und hoch fliegen über den Tagen
möchte ich
und das Vergessen suchen—
über das dunkle Wasser gehen
nach weißen Rosen,
meiner Seele Flügel geben
und, oh Gott, nichts wissen mehr
von der Bitterkeit langer Nächte,
in denen die Augen groß werden
vor namenloser Not.
Tränen liegen auf meinen Wangen
aus den Nächten des Irrsinns,
des Wahnes schöner Hoffnung,
dem Wunsch, Ketten zu brechen
und Licht zu trinken—
Eine einzige Stunde Licht schauen!
Eine einzige Stunde frei sein!

***

Ingeborg Bachmann (1926-1973) – Toute personne qui tombe a des ailes (Poésie/Gallimard, 2015) – Traduit de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif.

Jorge Luis Borges – Le chiffre

•avril 18, 2023 • Un commentaire

L’amitié silencieuse de la lune
( je cite mal Virgile) t’accompagne
depuis, cette nuit, aujourd’hui perdue
dans le temps, cette soirée où tes yeux
vagues l’ont déchiffrée pour toujours dans
un jardin, un patio qui sont poussière.
Pour toujours ? Je sais qu’une fois quelqu’un
pourra te dire en toute vérité :
Tu ne verras plus la lune claire.
Tu viens d’épuiser la somme des chances
que t’accorde le destin. Inutile
d’ouvrir toutes les fenêtres du monde.
Il est tard. Tu ne la trouveras plus.
Nous vivons découvrant et oubliant
cette douce coutume de la nuit.
Regarde. C’est peut-être la dernière.

*

La cifra

La amistad silenciosa de la luna
(cito mal a Virgilio) te acompaña
desde aquella perdida hoy en el tiempo
noche o atardecer en que tus vagos
ojos la descifraron para siempre
en un jardín o un patio que son polvo.
¿Para siempre? Yo sé que alguien, un día,
podrá decirte verdaderamenta:
“No volverás a ver la clara luna,
Has agotado ya la inalterable
suma de veces que te da el destino.
Inútil abrir todas las ventanas
del mundo. Es tarde. No darás con ella.”
Vivimos descubriendo y olvidando
esa dulce costumbre de la noche.
Hay que mirarla bien. Puede ser última.

***

Jorge Luis Borges (1899-1986)La cifra (1981) – Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet.

 

Christian Bachelin – Dernier cri

•avril 17, 2023 • 2 commentaires

J’écris ce poème avec de la fumée
Avec du sable avec de l’ombre
Mes mains s’enfoncent dans la neige
Sans jamais rencontrer la terre
Mais tout à coup le vent disperse la poussière
La poussière du poème
Tout à coup un cheval couronne de sa mort
Le royaume ébloui que me prête l’hiver
Tout à coup un rose éclate les ténèbres
Tout à coup un poisson ruisselle sur la table
Tout à coup un oiseau traverse la fenêtre
Et la maison s’effondre en gerbe de cristal

Il reste le cri nu de la réalité
Le cri pulvérisé de l’œuf en train d’éclore
Le cri rouge du rat encerclé par le feu
La nudité de l’os quand retombe la cendre
L’évidence du roc de la dent arrachée
Ce qui vibre immobile et se tord de fureur
La clarté sans issue où gravite la mer
La terreur du granit que le gel assassine
Les objets à pétrir comme un pain de famine
Le présent à saisir dans son flagrant délit

***

Christian Bachelin (1933-2014)

Charles-Marie Leconte de Lisle – Aux modernes

•avril 16, 2023 • Un commentaire

Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,
Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
Châtrés dès le berceau par le siècle assassin
De toute passion vigoureuse et profonde.

Votre cervelle est vide autant que votre sein,
Et vous avez souillé ce misérable monde
D’un sang si corrompu, d’un souffle si malsain,
Que la mort germe seule en cette boue immonde.

Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin
Où, sur un grand tas d’or vautrés dans quelque coin,
Ayant rongé le sol nourricier jusqu’aux roches,

Ne sachant faire rien ni des jours ni des nuits,
Noyés dans le néant des suprêmes ennuis,
Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches.

***

Charles-Marie Leconte de Lisle (1818-1894)

Alberto Moravia – Questions

•avril 15, 2023 • Laissez un commentaire

Suis-je en train de me retirer
de la vie
ou suis-je en train d’y entrer ?
Et qu’est-ce que vivre ?
C’est rester seul
toujours
et être connu
de millions de personnes
ou être entouré
et ignoré
de tout le monde ?
C’est la vulgarité
de l’intelligence
ou bien l’élégance
de la stupidité ?
J’ai aimé la raison
mais j’ai découvert
qu’elle n’avait pas de mamelles
de sorte qu’on ne peut
rien
téter.

*

Domande

Mi sto ritirando
dalla vita
o ci sto entrando ?
E cos’è vivere ?
È star solo
sempre
ed essere conosciuto
da milioni
o stare in compagnia
ed essere ignorato
da tutti ?
È la volgarità
dell’intelligenza
oppure l’eleganza
della stupidità ?
Ho amato la ragione
ma ho scoperto
che non ha mammelle
così che non si può
succhiare
nulla.

***

Alberto Moravia (1907-1990)L’homme nu et autres poèmes (Flammarion, 2021) – Traduit de l’italien par René de Ceccatty.

André Laude – Arrache-moi doucement…

•avril 14, 2023 • Laissez un commentaire

Arrache-moi doucement à l’enveloppe de chair
qui m’opprime me tourmente et m’étrangle
Arrache-moi doucement à la griffe de la douleur
Q’un moment je sois tout entier un homme

Conduis-moi au pays qui n’existe
que lorsque tes doigts brûlent
Et que tes cheveux répandent dans la chambre
Une odeur de terre d’aube et de terre mouillée

Ne parle pas l’Amour est un long silence
Habité par un verbe tout-puissant
qui sourd des feuilles et des eaux
Et des deux corps qui se fondent ensemble

Arrache-moi doucement aux masques de la mort
Aux gargouilles de l’ennui qui ricanent dans le sommeil
Achève en moi enfin la créature qu’un dieu pâle a modelée
D’un peu de salive d’argile et d’imagination

Par le jeu savant des caresses et des baisers
Jette-moi en pâture aux lions du vertige
que plus rien ne demeure de l’ancienne fable
où j’errais comme un fantôme de fumée et de brume

oublie la terrible royauté des objets quotidiens
les chaînes de la morale nous serons libres
Voguant comme deux navires de haut bord
qui s’abîment avec lenteur sur les rivages du Soleil

***

André Laude (1936-1995)Entre le vide et l’illumination (1960)

Julio Cortázar – Le futur

•avril 13, 2023 • Un commentaire

Et je sais très bien que tu n’y seras pas.
Tu ne seras pas dans la rue, dans le murmure qui jaillit la nuit
des réverbères, ni dans le geste
de choisir le menu, ni dans le sourire
qui soulage les métros complets,
ni dans les livres prêtés ni dans les mots à demain.

Tu ne seras pas dans mes rêves,
ni dans le destin original de mes mots,
ni dans un chiffre téléphonique
ou la couleur d’une paire de gants ou d’une blouse.
Je me fâcherai, mon amour, non pas à cause de toi,
et j’achèterai des bonbons mais pas pour toi,
je serai debout au coin d’une rue où tu ne viendras pas,
et je dirai les mots qui se disent
et je mangerai les choses qui se mangent
et je rêverai les rêves qui se rêvent
et je sais très bien que tu n’y seras pas,
ni ici dedans, la prison où encore je te retiens,
ni là dehors, ce fleuve de rues et de ponts.
Tu ne seras pas du tout, tu ne seras même pas un souvenir,
et si je pense à toi, je penserai une pensée
qui obscurément essaye de t’évoquer.

*

El futuro

Y sé muy bien que no estarás.
No estarás en la calle, en el murmullo que brota de noche
de los postes de alumbrado, ni en el gesto
de elegir el menú, ni en la sonrisa
que alivia los completos en los subtes,
ni en los libros prestados ni en el hasta mañana.

No estarás en mis sueños,
en el destino original de mis palabras,
ni en una cifra telefónica estarás
o en el color de un par de guantes o una blusa.
Me enojaré, amor mío, sin que sea por ti,
y compraré bombones pero no para ti,
me pararé en la esquina a la que no vendrás,
y diré las palabras que se dicen
y comeré las cosas que se comen
y soñaré los sueños que se sueñan
y sé muy bien que no estarás,
ni aquí adentro, la cárcel donde aún te retengo,
ni allí fuera, este río de calles y de puentes.
No estarás para nada, no serás ni recuerdo,
y cuando piense en ti pensaré un pensamiento
que oscuramente trata de acordarse de ti.

*

The Future

And I know full well you won’t be there.
You won’t be in the street, in the hum that buzzes
from the arc lamps at night, nor in the gesture
of selecting from the menu, nor in the smile
that lightens people packed into the subway,
nor in the borrowed books, nor in the see-you-tomorrow.

You won’t be in my dreams,
in my words’ first destination,
nor will you be in a telephone number
or in the color of a pair of gloves or a blouse.
I’ll get angry, love, without it being on account of you,
and I’ll buy chocolates but not for you,
I’ll stop at the corner you’ll never come to,
and I’ll say the words that are said
and I’ll eat the things that are eaten
and I’ll dream the dreams that are dreamed
and I know full well you won’t be there,
nor here inside, in the prison where I still hold you,
nor there outside, in this river of streets and bridges.
You won’t be there at all, you won’t even be a memory,
and when I think of you I’ll be thinking a thought
that’s obscurely trying to recall you.

***

Julio Cortázar (1914-1984)Salvo el crepúsculo (1984)Crépuscule d’automne (Corti, 2010) – Traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle – Save Twilight (City Lights Books, 1997) – Translated by Stephen Kessler.

Jean Follain – La guenille

•avril 12, 2023 • 4 commentaires

Sans pouvoir
imiter l’oiseau
la guenille pend sur la branche
rouge près de la pomme douce
l’oiseau envolé et la pomme tombée
elle reste
manifestant le froid des âges
et la couleur dans le silence ;
des hommes raisonnent
dans une époque sombre
non loin de ce lambeau marquant seul l’espace.

***

Jean Follain (1903-1971)Des heures (Gallimard, 1960)

Zuzanna Ginczanka – Petite clarification en marge

•avril 11, 2023 • Laissez un commentaire

Je ne suis pas née
de la poussière
ni ne redeviendrai
poussière.
Je ne suis pas descendue
du ciel
ni ne retournerai au ciel.
Je suis moi-même le ciel
comme une voûte de verre.
Je suis moi-même la terre
comme la glèbe féconde.
Je n’ai fui
de nulle part
et ne retournerai
nulle part.
Hormis moi-même je ne connais d’autres lointains.
Dans le poumon gonflé du vent
et dans le calcaire des rochers
je dois
moi-même
ici
dispersée
me trouver.

*

Wyjaśnienie na marginesie

Nie powstałam
z prochu,
nie obrócę się
w proch.
Nie zstąpiłam
z nieba
i nie wrócę do nieba.
Jestem sama niebem
tak jak szklisty strop.
Jestem sama ziemią
tak jak rodna gleba.
Nie uciekłam
znikąd
i nie wrócę
tam.
Oprócz samej siebie nie znam innej dali.
W wzdętym płucu wiatru
i w zwapnieniu skał
muszę
siebie
tutaj
rozproszoną
znaleźć.

***

Zuzanna Ginczanka (1917-1945)O centaurach (1936) – Dix poèmes – Po&sie 2019/3 (N° 169) – Traduit du polonais par Isabelle Macor.

 
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