Thomas Bernhard – Oui
Je viens de finir la lecture de « Oui » ¦1978¦ de Thomas Bernhard et j’ai été littéralement ébloui par la sombre beauté de ce roman, qui raconte la lutte du narrateur contre la folie, un chercheur dépressif et suicidaire qui n’a pour tout viatique que « Le monde comme volonté et comme représentation » de Schopenhauer et la musique de Schumann. Sa vie va être bouleversée par sa rencontre avec la Persane, une femme qui va le sauver de la folie et se révéler être son alter ego intellectuel.
J’ai englouti ce livre presque d’un seul trait, tant j’ai été comme aspiré par le style tout en ressassements et circonvolutions, avec de longues phrases sinueuses qui n’en finissent pas. Même s’il est cité sur Librarything comme un des livres les plus déprimants (on y parle en effet constamment de suicide), j’ai au contraire trouvé sa lecture tout ce qu’il y a de plus revigorante. Si vous ne l’avez pas encore lu, voilà une lecture essentielle.
Résumé
Comme « l’agent immobilier Moritz », nous sommes, dès les premiers mots, « agressés sans ménagement » par un narrateur véhément, qui ne nous lâchera pas avant de nous avoir dit tout ce qu’il a sur le cœur. Dès la première phrase, tout est joué : ou bien nous lâchons prise, ou bien nous reprenons notre élan et nous ne pouvons plus nous arrêter avant la fin. Tout, alors, s’éclaire, très vite : nous saurons tout sur Moritz et sa famille, sur les Suisses, nous saurons tout sur le narrateur et nous en saurons encore bien plus sur notre compte. Car plus il accumule à plaisir les détails sur son mal, plus sa voix furieuse devient universelle.
Voici un extrait des premières pages:
« Le Suisse et sa compagne s’étaient présentés chez l’agent immobilier Moritz juste au moment où, pour la première fois, non seulement j’essayais de lui faire entrevoir, et, pour finir, de lui exposer scientifiquement, les symptômes d’altération de ma santé affective et mentale, mais où j’avais justement fait irruption chez Moritz — qui était sans doute à ce moment-là l’être dont je me sentais le plus proche — pour lui déballer tout à trac et sans le moindre ménagement la face cachée, pas seulement entamée, mais déjà totalement dévastée par la maladie, de mon existence, qu’il ne connaissait jusque-là que par une face externe pas trop irritante et donc nullement inquiétante pour lui, ne pouvant par là que l’épouvanter et le choquer, ne serait-ce que par la soudaine brutalité de l’expérience à laquelle je me livrais, du fait que cet après-midi-là, sans crier gare, je découvrais et dévoilais complètement tout ce que, en dix ans de relations et d’amitié avec lui, je lui avais caché, tout ce que, finalement, peu à peu j’avais cherché à lui dissimuler avec une ingéniosité méticuleuse et calculatrice, tout ce que, sans relâche et sans faiblesse envers moi-même, je lui avais soigneusement voilé pour qu ‘il ne puisse rien découvrir de mon existence, aussi tout cela l’avait choqué au plus haut point, le Moritz, mais son épouvante n’avait en rien freiné le mécanisme maintenant impétueusement lancé de mes révélations, naturellement influencé par les conditions atmosphériques, et, peu à peu, comme si je n’avais pu faire autrement, j’avais découvert tout ce qui me concernait devant un Moritz complètement pris au dépourvu, cet après-midi-là, par mon traquenard mental, j’avais découvert tout ce qu’il y avait à découvrir, j’avais dévoilé tout ce qu’il y avait à dévoiler; pendant toute cette scène, je me tenais comme toujours à la place du coin près de la porte d’entrée, en face des deux fenêtres, dans le bureau de Moritz, que j’appelais la pièce aux classeurs, pendant que Moritz, on était déjà fin octobre, était assis en face de moi dans son paletot d’hiver gris souris ayant peut-être déjà trop bu à ce moment-là, je n’ai pas pu m’en assurer dans l’obscurité qui gagnait; je ne l’avais pas quitté un instant des yeux, et, alors que je n’avais plus mis les pieds chez Moritz depuis des semaines, alors que, depuis des semaines, je n’avais plus eu d’autre ressource que moi seul, c’est-à-dire ma tête à moi et mon corps à moi, et que j’avais passé dans la plus intense concentration à propos de tout un temps beaucoup trop long pour qu’il ne m’ait pas usé les nerfs, on aurait dit que, cet après-midi-là, résolu à tout ce dont j’espérais le salut, j’avais enfin surgi hors de ma maison humide et froide et sombre, à travers la forêt étouffante et serrée, et m’étais précipité sur Moritz, à la fois victime et sauveteur, bien décidé — je me l’étais promis pendant le trajet jusque chez lui — à ne plus le lâcher sans l’avoir accablé de mes révélations et de mes griefs à vrai dire assez déplacés, ni avant d’avoir atteint un degré tolérable de soulagement, et donc, avant de lui en avoir découvert et dévoilé le plus possible sur mon existence, que je lui avais soigneusement dissimulée pendant toutes ces années. »
OUI [1980], trad. de l’allemand par Jean-Claude Hémery, ed. Folio, 168 pages, 5,30 €
Vous n’avez pas été le seul à être « submergé » par ce petit/grand roman : moi aussi. Je l’ai déjà lu deux fois. C’est de la noirceur et de la souffrance que sortent (ou sont sortis) les très grands livres (regardez par exemple Dostoïevski, que vous aimez tant).
Je je peux me permettre, « plongez » dans Antonio Lobo Antunes, écrivain portugais né en 1942, psychiatre avant d’être écrivain à temps plein, et qui a soigné des soldats portugais en pleine savanne angolaise lors de la guerre d’indépendance. Je vous conseil dans l’ordre, ses premiers ouvrages :
* Mémoire d’éléphant ;
* Connaissance de l’enfer (le meilleur livre que j’aie jamais lu, EX-TRA-OR-DI-NAI-RE) ;
* Les culs de Judas ;
* La mort de Carlos Gardel ;
* La farse des damnés (quel bijoux !) ;
* Le manuel des inquisiteurs ; et
* La splendeur du Portugal.
Ils sont publiés par Christian Bourgois.
Je ne vous en dis pas plus…
Salutations,
Rui de Carvalho (Paris)
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