Rainer Maria Rilke – Pour écrire un seul vers (1910)

Pablo Picasso - Le poète (1911)Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.

*

Um eines Verses willen muß man viele Städte sehen, Menschen und Dinge, man muß die Tiere kennen, man muß fühlen, wie die Vogel fliegen, und die Gebärde wissen, mit welcher die kleinen Blumen sich auftun am Morgen. Man muß zurückdenken können an Wege in unbekannten Gegenden, an unerwartete Begegnungen und an Abschiede, die man lange kommen sah, – an Kindheitstage, die noch unaufgeklärt sind, an die Eltern, die man kränken mußte, wenn sie einem eine Freude brachten und man begriff sie nicht (es war eine Freude für einen anderen –), an Kinderkrankheiten, die so seltsam anheben mit so vielen tiefen und schweren Verwandlungen, an Tage in stillen, verhaltenen Stuben und an Morgen am Meer, an das Meer überhaupt, an Meere, an Reisenächte, die hoch dahinrauschten und mit allen Sternen flogen, – und es ist noch nicht genug, wenn man an alles das denken darf. Man muß Erinnerungen haben an viele Liebesnächte, von denen keine der andern glich, an Schreie von Kreißenden und an leichte, weiße, schlafende Wöchnerinnen, die sich schließen. Aber auch bei Sterbenden muß man gewesen sein, muß bei Toten gesessen haben in der Stube mit dem offenen Fenster und den stoßweisen Geräuschen. Und es genügt auch noch nicht, daß man Erinnerungen hat. Man muß sie vergessen können, wenn es viele sind, und man muß die große Geduld haben, zu warten, daß sie wiederkommen. Denn die Erinnerungen selbst sind es noch nicht. Erst wenn sie Blut werden in uns, Blick und Gebärde, namenlos und nicht mehr zu unterscheiden von uns selbst, erst dann kann es geschehen, daß in einer, sehr seltenen. Stunde das erste Wort eines Verses aufsteht in ihrer Mitte, und aus ihnen ausgeht.

***

Rainer Maria Rilke (1875-1926)Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge (1910) – Les cahiers de Malte Laurids Brigge (Points Seuil, 1995) – Traduit de l’allemand par Maurice Betz.

~ par schabrieres sur août 3, 2009.

13 Réponses to “Rainer Maria Rilke – Pour écrire un seul vers (1910)”

  1. Ça, c’est un extrait des « Cahiers » que j’avais souligné lors de ma lecture. Bon j’aurai bien souligné le livre entier…

    Aimé par 1 personne

  2. Rilke s’exprimerait-il ici par antiphrase? À l’en croire, il faudrait « pour écrire un seul vers » avoir tellement vécu dans le monde que cela paraît impossible. N’est-ce pas pas paradoxal de la part de l’auteur des Lettres à un jeune poète, et qui lui conseillait avant tout… la solitude? On a d’ailleurs de bons exemples de jeunes poètes qui ont écrit avant d’essayer de vivre (Arthur Rimbaud par exemple, qui a écrit des vers que je préfère aux siens).

    Aimé par 1 personne

    • Il n’est pas question de comparaison, Rilke est peut-être trop subtil pour votre cerveau. Si vous pensiez « poésie », vous auriez compris le degré (très élevé, je souligne), de ce poème désespérant de vérité… regardez de plus près le monde, et, vous pourrez voir le parallélisme avec ce superbe texte. C’est ce que je vous souhaite… Pensez authenticité et subjectivité.

      @micalement

      Valérie

      Aimé par 1 personne

  3. Un pur instant de poésie, rarissime et bouleversant de vérité.

    Aimé par 1 personne

  4. […] Pour écrire un seul vers de Rainer Maria Rilke (1875-1926) extrait de  Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910). Lu par Terzieff chez Pivot. Magnifique. Il me fiche les larmes aux yeux. […]

    Aimé par 1 personne

  5. […] Je viens de voir  qu’un de mes “bloggers favoris”,  (Beauty will save the  world), a choisi précisément le même  extrait… […]

    Aimé par 1 personne

  6. Comment faire pour écrire un seul vers ?
    Je dirais, avec tout le respect que je dois à Mr Rilke, dont j’apprécie la poésie et le peu de compétence que j’ai en la matière, et patati et patata, que c’est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus compliqué que la réponse qu’il donne ici, il suffit juste de trouver assez de force pour ne pas se pendre.

    Aimé par 3 personnes

  7. Je dirais, avec tout le respect que je dois à Mr Rilke, dont j’apprécie la poésie, et avec le peu d’expérience que j’ai dans le domaine, et patati et patata, que c’est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus compliqué que la réponse qu’il donne, dans ce beau poème, à la question que lui a posée un admirateur. Il suffit, en effet, de trouver assez de force pour ne pas se pendre. Ils ont tords les professeurs en poésie de tous poils, ceux qui disent; Il ne faut pas abuser de la rime, il faut évité de commencer avec des poésies sur le thème de l’amour (ce qu’a préconisé Rilke au jeune homme qui lui avait posé cette question), il faut… et patati et patata. Un bon poème est un poème qui satisfait celui qui le compose. J’aime beaucoup ce poème de Jean-Claude Pirotte ;

    travaille prends de la peine
    fais des vers de mirliton
    le travail amuse, le ton
    donne du sel à la peine

    tu dis qu’il neige écris-le
    il neigera doublement
    tu dis qu’il vente le vent
    s’emparera de la ville

    tu n’en as plus pour longtemps
    mets de l’ordre dans le temps
    c’est l’hiver – or le printemps
    te refusera l’asile

    Faire des vers, c’est donner du sel à la peine, qu’ils s’agissent de vers dits de « Mirliton » ou pas. J’aime d’ailleurs aussi ce que dit Claude Semal des vers de Mirliton; Le vers de mirliton est un art distingué et subtil, qui permet de passer pour un crétin aux yeux des imbéciles.
    L’écriture, la parole, rends présent l’absent. Ici, dans ce poème, Pirotte, donne l’exemple, de la neige et du vent . Mallarmé développait aussi cette idée en prenant pour exemple, une fleur;

    « Je dis: une fleur! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calice sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »

    La peine, l’envie de se pendre, vient d’un sentiment d’absence qui nous envahit parfois. Alors, si on en a la force, on se donne de la peine, on écrit. On fait comme Rilke, Pirotte, comme Mallarmé, comme Guillevic, avec des vers à la con, on se fait poète, on rends l’absent présent;

    Je t’ai cherchée
    Dans tous les regards,
    Et dans l’absence des regards,
    Dans toutes les robes, dans le vent,
    Dans toutes les eaux qui se sont gardées,
    Dans le frôlement des mains,
    Dans les couleurs des couchants,
    Dans les mêmes violettes,
    Dans les ombres sous les hêtres,
    Dans mes moments qui ne servaient à rien,
    Dans le temps possédé,
    Dans l’horreur d’être là,
    Dans l’espoir toujours
    Que rien n’est sans toi,
    Dans la terre qui monte
    Pour le baiser définitif,
    Dans un tremblement
    Où ce n’est pas vrai que tu n’y es pas.

    Guillevic

    Aimé par 2 personnes

  8. Et voilà le miracle en somme,
    C’est lorsque sa chanson est bonne,
    Car c’est pour la joie qu’elle lui donne
    Qu’il chante la terre.

    Ce sont les dernières paroles de la Chanson de Gérard Manset, Il voyage en solitaire.

    Aimé par 3 personnes

  9. […] appris par coeur, il y a quelques années. Il s’agit d’un extrait d’une lettre de Rainer Maria Rilke dans laquelle il répond à un de ses admirateurs qui lui demande le mode d’emploi pour […]

    Aimé par 2 personnes

  10. […] grande est la chaleur, que le monstre danseur Préfère écrire un vers, comme un simple penseur, Puis il n’écrit plus rien, buvant sa bière tiède, Un poète sans […]

    Aimé par 1 personne

  11. […] grande est la chaleur, que le monstre danseur Préfère écrire un vers, comme un simple penseur, Puis il n’écrit plus rien, buvant sa bière tiède, Un poète sans […]

    J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

 
PAGE PAYSAGE

Blog littéraire d'Etienne Ruhaud ISSN 2427-7193

anthonyhowelljournal

Site for art, poetry and performance.

azul griego

The blue and the dim and the dark cloths / Of night and light and the half light

Au-dessus d'un million de toits roses, Sabine Aussenac

Pour dire le monde…par Sabine Aussenac, professeur agrégée d'allemand et écrivain.

ni • ko • ru

Freestyle - inventing it as I do it by merging elements of pragmatism and improvisation.

En toutes lettres

Arts et culture

A nos heurs retrouvés

“Elle dit aussi que s'il n'y avait ni la mer ni l'amour personne n'écrirait des livres.” Marguerite Duras

Luis Ordóñez

Realizador y guionista

Waterblogged

Dry Thoughts on Damp Books

Rhapsody in Books Weblog

Books, History, and Life in General

Romenu

Over literatuur, gedichten, kunst, muziek en cultuur

Acuarela de palabras

Compartiendo lecturas...

Perles d'Orphée

Quelques larmes perlent sur l'âme d'Orphée : Musique - Poésie - Peinture - Sculpture - Philosophie

renegade7x

Natalia's space

Cahiers Lautréamont

Association des Amis Passés Présents et Futurs d'Isidore Ducasse

366 Weird Movies

Celebrating the cinematically surreal, bizarre, cult, oddball, fantastique, strange, psychedelic, and the just plain WEIRD!

LE MONDE DE SOLÈNE

"RÊVER C'EST SE TAIRE"

Fernando Calvo García

Poeta con pasión

Le Trébuchet

Chroniques par C. M. R. Bosqué

Book Around the Corner

The Girl With the TBR Tattoo

lyrique.roumaine

poètes roumains des deux derniers siècles

Anthony Wilson

Lifesaving Poems

Messenger's Booker (and more)

Australian poetry interviews, fiction I'm reading right now, with a dash of experimental writing thrown in

Reading in Translation

Translations Reviewed by Translators

Ricardo Blanco's Blog

Citizen of Nowhere

La Labyrinthèque

Histoire de l'art jouissive & enchantements littéraires

Je pleure sans raison que je pourrais vous dire

« Je pleure sans raison que je pourrais vous dire, c'est comme une peine qui me traverse, il faut bien que quelqu'un pleure, c'est comme si c'était moi. » M. D.

L'Histoire par les femmes

L'Histoire par les femmes veut rappeler l’existence de ces nombreuses femmes qui ont fait basculer l’histoire de l’humanité, d’une manière ou d’une autre.

Traversées, revue littéraire

Poésies, études, nouvelles, chroniques

Le Carnet et les Instants

Le blog des Lettres belges francophones

Manolis

Greek Canadian Author

Littérature Portes Ouvertes

Littérature contemporaine, poésie française, recherche littéraire...

The Manchester Review

The Manchester Review

fragmsite

secousse sismique travaillant l’épaisseur d’une lentille de cristal, cette fin du monde de poche s’exprimait tout entière dans la syllabe fragm, identique de “diaphragme” à “fragment”, comme une paillette pierreuse qu’on retrouve pareille à elle-même dans des roches de structures diverses mais dont les éléments principaux, de l’une à l’autre, demeurent constants (Michel Leiris)

Outlaw Poetry

Even when Death inhabits a poem, he does not own it. He is a squatter. In fact, Death owns nothing. - Todd Moore

Locus Solus: The New York School of Poets

News, links, resources, and commentary on poets and artists of the New York School, by Andrew Epstein