Fernando Pessoa – Ajournement (Adiamento, 1928)
Après-demain, oui, après-demain seulement…
Je passerai la journée de demain à penser à après-demain,
et ainsi ce sera possible ; mais pas aujourd’hui…
Non, aujourd’hui pas moyen ; impossible aujourd’hui.
La persistance confuse de ma subjectivité objective,
le sommeil de ma vie réelle, intercalé,
la lassitude anticipée et infinie,
un monde de lassitude pour prendre un tram…
cette espèce d’âme…
Après-demain seulement…
Aujourd’hui je veux me préparer,
je veux me préparer à penser demain au lendemain…
C’est lui qui est décisif.
J’ai déjà mon plan tracé ; mais non, aujourd’hui je ne trace
pas de plans…
Demain est le jour des plans.
Demain je m’assieds à mon bureau pour conquérir le
monde ;
mais, le monde, je ne vais le conquérir qu’après-demain…
J’ai envie de pleurer,
j’ai envie de pleurer tout d’un coup, intérieurement…
Ne cherchez pas à en savoir davantage, c’est secret, je me
tais.
Après-demain seulement…
Lorsque j’étais enfant le cirque du dimanche m’amusait
toute la semaine.
Aujourd’hui seul m’amuse le cirque dominical de toute la
semaine de mon enfance…
Après-demain je serai autre.
Ma vie sera triomphale,
toutes mes qualités de créature intelligente, cultivée,
pratique, seront convoquées par voie d’arrêté –
mais par un arrêté de demain…
Aujourd’hui je veux dormir, je le rédigerai demain.
Pour aujourd’hui, quel est le spectacle qui répéterait mon
enfance ?
Même si c’était pour me faire acheter les billets demain,
car c’est après-demain que le spectacle est bon…
et pas avant…
Après-demain j’aurai l’attitude que j’étudierai demain.
Après-demain je serai finalement ce qu’aujourd’hui je ne
saurais être d’aucune façon.
Après-demain seulement…
J’ai sommeil ainsi qu’a froid un chien errant.
J’ai sommeil infiniment.
Demain je te dirai les paroles, ou après-demain.
Oui, peut-être après-demain seulement…
L’avenir…
Oui, l’avenir…
***
Fernando Pessoa (1888-1935) – Poésies d’Alvaro de Campos (Poésie/Gallimard) – Traduit du portugais par Armand Guibert.