Pablo Neruda – Ode au présent
Ce
présent
lisse
comme une planche,
frais,
cette heure-ci,
ce jour
comme une coupe neuve
– du passé
pas une seule
toile d’araignée -,
nous touchons
des doigts
le présent,
nous en taillons
la mesure,
nous dirigeons
son flux,
il est vivant
et vif,
il n’a rien
d’un irrémédiable hier,
d’un passé perdu,
il est notre
créature,
il grandit
en ce
moment, le voici portant
du sable, le voici mangeant
dans notre main,
attrape-le,
qu’il ne nous glisse pas entre les doigts,
qu’il ne se perde pas en rêves
ni en mots
saisis-le,
tiens-le
et commande-lui
jusqu’à ce qu’il t’obéisse,
fais de lui un chemin,
une cloche,
une machine,
un baiser, un livre,
une caresse,
taille sa délicieuse
senteur de bois
et fais-t’en
une chaise,
tresse-lui
un dossier,
essaie-la,
ou alors
une échelle!
Oui,
une échelle,
monte
au présent,
un échelon
après l’autre,
les pieds
assurés sur le bois
du présent,
vers le haut,
vers le haut,
pas très haut,
assez
pour
réparer
les gouttières
du plafond,
pas très haut,
ne va pas au ciel,
atteins
les pommes,
pas les nuages,
ceux-là
laisse-les
passer dans le ciel, s’en aller
vers le passé.
Tu
es
ton présent,
ton fruit:
prends-le
sur ton arbre,
élève-le
sur ta
main,
il brille
comme une étoile,
touche-le,
mords dedans et marche
en sifflotant sur le chemin.
*
Oda al presente
Este
presente
liso
como una tabla,
fresco,
esta hora,
este día
limpio
como una copa nueva
—del pasado
no hay una
telaraña—,
tocamos
con los dedos
el presente,
cortamos
su medida,
dirigimos
su brote,
está viviente,
vivo,
nada tiene
de ayer irremediable,
de pasado perdido,
es nuestra
criatura,
está creciendo
en este
momento, está llevando
arena, está comiendo
en nuestras manos,
cógelo,
que no resbale,
que no se pierda en sueños
ni palabras,
agárralo,
sujétalo
y ordénalo
hasta que te obedezca,
hazlo camino,
campana,
máquina,
beso, libro,
caricia,
corta su deliciosa
fragancia de madera
y de ella
hazte una silla,
trenza
su respaldo,
pruébala,
o bien
escalera!
Si,
escalera,
sube
en el presente,
peldaño
tras peldaño,
firmes
los pies en la madera
del presente,
hacia arriba,
hacia arriba,
no muy alto,
tan sólo
hasta que puedas
reparar
las goteras
del techo,
no muy alto,
no te vayas al cielo,
alcanza
las manzanas,
no las nubes,
ésas
déjalas
ir por el cielo, irse
hacia el pasado.
Tú
eres
tu presente,
tu manzana:
tómala
de tu árbol,
levántala
en tu
mano,
brilla
como una estrella,
tócala,
híncale el diente y ándate
silbando en el camino.
***
Pablo Neruda (1904-1973) – Nuevas odas elementales (1955) – Nouvelles odes elementaires (Gallimard, 1976) – Traduit de l’espagnol (Chili) par Jean-Francis Reille.