Edmond Jabès – Chanson de l’étranger
Je suis à la recherche
d’un homme que je ne connais pas,
qui jamais ne fut tant moi-même
que depuis que je le cherche.
A-t-il mes yeux, mes mains
et toutes ces pensées pareilles
aux épaves de ce temps ?
Saison des mille naufrages,
la mer cesse d’être la mer
devenue l’eau glacée des tombes.
Mais, plus loin, qui sait plus loin ?
Une fillette chante à reculons
et règne la nuit sur les arbres,
bergère au milieu des moutons.
Arrachez la soif au grain de sel
qu’aucune boisson ne désaltère.
Avec les pierres, un monde se ronge
d’être, comme moi, de nulle part.
*
I’m looking for
a man I don’t know,
who’s never been more myself
than since I started to look for him.
Does he have my eyes, my hands
and all those thoughts like
flotsam of time?
Season of a thousand wrecks,
the sea no longer a sea,
but an icy watery grave.
Yet farther on, who knows how it goes on?
A little girl sings backward
and nightly reigns over trees
a shepherdess among her sheep.
Let us wrench thirst from the grain
of salt no drink can quench.
Along with the stones, a whole world eats
its heart out, being
from nowhere, like me.
***
Edmond Jabès (1912-1991) – Chansons pour le repas de l’ogre (Seghers, 1947) – Translated by Rosmarie Waldrop.
Un texte poétique d’une telle richesse sur le plan des idées qu’il en est presque déstabilisant: depuis l’exil comme privation d’un lieu propre pour un individu ou un peuple, en passant par l’exil de la conscience de soi qui ne peut coïncider avec elle-même qu’en se projetant elle aussi au-delà de son lieu propre, jusqu’à cet exil de la conscience qui se fuit sans cesse, les pistes de réflexion sont nombreuses.
Peut-être une idée peut-elle réunir quelques routes? Celle de l’achèvement de la quête.
Espérons alors que l’aboutissement ne signifie pas pour autant la fin du cheminement; et que la quête porte en elle toutes les formes de l’altérité pacifique et pacifiée.
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Jabès semble se questionner sur son identité à travers la recherche d’un alter ego, un autre soi-même, ne fuyant l’autre que pour être lui-même.
Est-on soi-même ? Un être social ou un être sentimental ? Pourquoi est-on insatisfait de n’être que soi-même et d’être étranger au monde et à la vie ?
La poésie est la preuve que la vie ne suffit pas.
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L’enfant commence à dire « Je » lorsqu’il a compris la différence entre son « moi » et cette altérité fondamentale constituée par le monde, c’est-à-dire lorsqu’il fait une distinction entre lui et tout ce qui n’est pas lui.
Notre « Je » se constitue progressivement au fil de nos rencontres et je ne parle pas seulement de la rencontre avec d’autres « Je » c’est-à-dire Autrui, mais de toutes les formes de l’altérité; et les livres, la poésie en font évidemment partie.
Et puis, mais cela n’a rien d’une pensée positive qui serait étayée par un discours psychanalytique par exemple, je crois que dans notre construction psychique, il vient un moment où nous ne « subissons » plus le monde, mais nous devenons capables, après l’avoir éprouvé, expérimenté, d’y faire des choix.
Nous allons par exemple, rechercher tout ce qui nous rend heureux: pour les uns cela sera faire du foot, accumuler des richesses, briller en politique…
Et pour d’autres, le bonheur aura le visage de quelques alter ego qui, bien loin des biens matériels, partagent la beauté, ou encore la spiritualité.
Se sentir vivant est bien différent d’être seulement en vie, ou de vivre en société.
On peut se sentir vivant par exemple, vibrer véritablement, en choisissant d’être cet être sentimental qui ne dérive plus de façon indifférente dans le monde, mais qui y établit quelques refuges en vue de cultiver l’amitié et la beauté par exemple.
Nous pouvons donc aussi choisir de devenir des êtres qui tendent vers l’esthétique, cultivant l’art tout autant que l’art de vivre. Ainsi tout un monde nous redevient-il comme étrangement familier: et nous coïncidons alors avec nous-mêmes et cette partie du monde dans laquelle nous sommes simplement heureux, au sens du bonheur antique, c’est-à-dire, cette sensation de bien-être.
Mais évidemment, tout ce développement n’est qu’un point de vue subjectif qui repose davantage sur les lectures de Lucrèce ou d’ Epicure que sur celles de Freud.
Bonne soirée.
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Excellent et très juste commentaire qui m’a touché au plus profond. Je fais définitivement partie des « êtres sentimentaux » et spirituels qui cherchent désespérément la beauté en ce monde hostile.
Je suis du côté des esthètes qui sont dans la quête quotidienne du bonheur au sens épicurien du terme. Mais la tâche n’est pas facile car la société nous tire constamment vers le bas. Bonne journée
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Il ne tient qu’à nous de voler pourtant comme des oiseaux, dos au vent.
Bonne journée à vous Mr l’esthète.
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[…] Translation by Rosemarie Waldrop […]
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