Paul Vallée – Amis qui passez sous le vent

•février 16, 2023 • Laissez un commentaire

                I

Brûlent nos amis
Incomplètes sont leurs cendres
Ils sont comme les saints
Que nous vénérons en secret
Leur feu est pur et lent
Et s’étend en cercles de forces
Et lorsqu’ils nous quittent enfin
Ils laissent en nous
Dans le cercle
De leur disparition
Un feu que nous éprouvons
Jusqu’à la perte

                II

Aux heures de doute
Que donnons-nous
À nos amis
Sinon un bout de chanson à boire
Et un peu d’or volé au temps
Sinon un bras pour traverser une rue
Dans le plein midi
Et une lame pour trancher
En toute équité
L’impossible litige

                III

Laissons se déposer
Au fond de nous
Les images de nos amis disparus
Leur chute lente et imperceptible
Est une chute d’images
Une descente en flammes
Où une rose
Brûle les degrés
De l’Enfer
Et traverse notre nuit
Pour illuminer notre coeur divisé

                IV

La plus humble prière
Et un ami
Pour mourir
Sont la mesure incertaine
De toute chose
Le point d’élévation
Où nous finissons
Par disparaître complètement
Pour nous établir
Au sommet
De ce que nous sommes
Dangereusement                   

***

Paul Vallée (Ayer’s Cliff 1970-2002)

Jack Micheline – Un jour de nuit tordue

•février 15, 2023 • Laissez un commentaire

Je veux du vin
les cailloux dans ma tête ne se transformeront pas en pain.
Aujourd’hui c’est mon anniversaire cinquante-six ans et tout ce que je possède c’est une poche vide.
Ma vieille figure de poivrot est toute vérolée et balafrée.
Je tremble méchamment de tous mes membres dans cette foutue brise glaciale.
Ai voyagé loin avec une centaine de guitares
la petite musique dans mon crâne vacille et s’éteint.
Me suis traîné sur une béquille sur plus de dix mille kilomètres
à chercher des sourires
à fredonner des mélodies
pâtée pour chien couteaux de cuisine néon éblouissant dans le fauteuil d’un coiffeur.
Mes gosses sur la route depuis très longtemps et ma femme complètement dérangée depuis tant d’années.
Le bleu du ciel c’est à travers des picrates rouge sang que je l’ai regardé
désir vampire vivant ma vie
avec le Christ.
La mort m’a pourchassé ici et là.
La vie en moi s’éteint vite.
Faut que je me colle à la route la route la route
tirer sur mon mégot
c’est toujours trop long quand je suis parti parti parti
Aujourd’hui c’est mon anniversaire et le blé ne va pas pousser dans ma tête
je veux du vin
du vin
du vin

***

Jack Micheline (1929-1998)Un fleuve de vin rouge ((Dernier Télégramme, 2013) – Traduit de l’anglais (États-Unis) par Alain Suel.

Grégory Rateau – Quand dehors…

•février 14, 2023 • Laissez un commentaire

Quand dehors
l’appel brûlant des vivants
trop loin, trop proche
je plonge mes yeux de spectre dans ceux de mes ancêtres
deux mondes pour sceller le même cercueil
chacun devenant le fantôme de l’autre
photos écornées de visages énigmatiques
des histoires à réinventer
langue morte dont le sens se perd
alors que je me terre à Palerme
dans cette chambre minuscule
pastiche d’un chez-moi
où j’occupe la même place côté droit
le bureau sous la fenêtre
en contre-plongée de la vie
les cris du marché
l’envie de repousser les murs
mais je n’en fais rien
je m’acharne à donner du sens
le verbe ratatiné
qui donc racontera mon histoire ?

***

Grégory Rateau (né en 1984 à Drancy)Imprécations nocturnes (Conspiration Éditions, 2022)

Radu Bata – Le ciel aussi peut tomber amoureux

•février 13, 2023 • Laissez un commentaire

des oiseaux qui volent dans ta tête
————————————————-
(the only way out)

ce que tu vois à travers une fenêtre inexistante
est bien plus profond que la réalité immédiate :
c’est ainsi que tu peux trouver des réponses
à des questions qui n’ont pas encore été formulées
c’est ainsi que tu peux t’arrêter un peu
pour que l’avenir te rattrape
c’est ainsi que tu peux revenir
au premier amour
avec l’esprit bien mûr
c’est ainsi que tu peux chasser les mauvaises langues
des horloges de malheur
c’est ainsi que tu peux te retirer dans un oiseau
qui te ressemble

ce que tu vois à travers une fenêtre inexistante
n’est que ton for intérieur
à la puissance 14
à l’instar d’une prison comptant ses jours
avant la libération
avec des myriapodes unijambistes
des désirs dans chaque pore
des regrets
comme des fleurs tissées dans le tapis
et des rêves
toujours sur la grève

morale :
de ta vie
tu ne peux t’évader
qu’à travers
une fenêtre inexistante

*

si cerul se poate îndragosti
—————————————
de pasarile care zboara în capul tau
————————————————
(the only way out)

ce vezi printr-o fereastra inexistenta
e mai profund decât realitatea imediata:
asa poti gasi raspunsuri
la întrebari neformulate înca
asa te poti opri un pic
pentru ca viitorul sa te ajunga din urma
asa te poti întoarce la dragostea dintâi
cu mintea de pe urma
asa poti îndrepta limbile
ceasurilor rele
asa te poti retrage într-o pasare
care-ti seamana

ce vezi printr-o fereastra inexistenta
e lumea ta interioara
la puterea 14
ca o închisoare care-si numara zilele
pâna la eliberare
cu miriapozi într-un picior
dorinte
pe fiecare por
regrete
ca florile-n covor
si vise
ce nu se sting usor

morala:
din viata ta
nu poti evada
decât printr-o fereastra
inexistenta

***

Radu Bata – Traduit du roumain par Gabrielle Sava.

Ossip Mandelstam – Dans ce janvier que faire de moi-même ?…

•janvier 14, 2023 • Laissez un commentaire

Dans ce janvier que faire de moi-même ?
La ville ouverte et folle se raccroche à nous…
Serais-je ivre de tant de portes qui se ferment ?
J’ai envie de beugler face à tous les verrous !

Et les grègues de ces aboyeuses ruelles,
Et les greniers des rues tordues sans fin,
Et les gouspins venant à tire-d’aile
Se cacher et surgir dans les coins et recoins !

Je glisse dans les creux, dans l’ombre aux cent verrues,
Pour aller jusqu’à la pompe gelée,
Je trébuche en mâchant l’air mort et vermoulu
Tandis que s’éparpillent les freux enfiévrés.

Et à leur suite je m’exclame et crie soudain
Dans une glaciale caisse de bois :
« Un lecteur ! des conseils ! un médecin !
Sur l’escalier d’épines parlez, parlez-moi ! »

1er février 1937

***

Ossip Mandelstam (1891-1938) – – Les Cahiers de Voronej (Circé, 1999) – Traduit du russe par Henri Abril.

Charles Bukowski – Avis de congé

•janvier 13, 2023 • Un commentaire

les cygnes noyés dans l’eau de cale,
décroche les panneaux,
essaie les poisons
protège la vache
du taureau,
la pivoine du soleil,
prends les baisers lavande de ma nuit,
mets les symphonies à la rue
comme des mendiants,
prépare les clous,
fouette le dos des saints,
assomme les grenouilles et les souris pour le chat,
brûle les peintures fascinantes,
pisse sur l’aube,
mon amour
est mort.

*

Notice

the swans drown in bilge water,
take down the signs,
test the poisons,
barricade the cow
from the bull,
the peony from the sun,
take the lavender kisses from my night,
put the symphonies out on the streets
like beggars,
get the nails ready,
flog the backs of the saints,
stun frogs and mice for the cat,
burn the entralling paintings,
piss on the dawn,
my love
is dead.

***

Charles Bukowski (1920-1994)The Days Run Away Like Wild Horses Over the Hills (Black Sparrow Books, 1969) – Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines (Éditions du Rocher, 2008) – Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry Beauchamp.

André de Richaud – Le délire de l’enchanteur

•janvier 12, 2023 • Un commentaire

Déjà plus qu’à moitié noyé dans les langages obscurs des hommes
Déjà couvert des traces chantantes de tous les vents du monde.
Déjà la tête ensanglantée par toutes les lueurs de la folie
Déjà le corps tordu par les vagues rongées de la mort
Déjà enseveli entre deux tempêtes de songe
Déjà écartelé au bout d’un escalier de brûlures
Déjà piétiné par les douleurs des abîmes foudroyés
Déjà déjà déjà.
Je parle et par mes lèvres plus amères que
les couteaux du soleil
plus luisantes que le sang de la terre
s’élève une tempête de colonnes
de temples en flammes
d’animaux sans races mais pourtant
qu’une sorte d’amour scintillant rejoint
qui s’avancent et reculent
tout étonnés à de tels prodiges
de participer
et pourtant déjà noyés dans des planètes inconnues
dont une pierre de mon chemin
connaît seule la marche et le destin

***

André de Richaud (1907-1968) – Marc Alyn, André de Richaud (Seghers/Poètes d’aujourd’hui,1966)

Paul Vallée – Un poète officiel

•décembre 27, 2022 • 2 commentaires

Quelques années avant de passer l’arme à gauche –
Il souffrait d’une maladie dégénérative
D. est devenu poète officiel –
Poète du Parlement était son titre exact

L’État lui allouait chaque année
Un salaire qui n’équivalait pas même
Au revenu minimum
(Je suppose qu’on lui remboursait
Ses frais de déplacement)

D. n’était pas astreint à quelque tâche que ce soit
Il n’avait de tout son mandat à écrire un seul poème
Il jouissait à vrai dire de « vacances éternelles »
Ce qui pour un poète
Réputé être un individu paresseux
Est le rêve

Je n’ai jamais compris pourquoi
D. avait accepté cette fonction
Qui n’en était pas vraiment une
Des problèmes d’argent probablement

Et puis peut-être n’avait-il plus rien à dire
Depuis longtemps
Ce qui est fort possible aussi

Et puis qu’importent les raisons
D. est mort aujourd’hui
Et il aura emporté
Ce titre officiel dans la tombe

Ce qui est une façon comme une autre
Diront certains
De se mesurer à l’éternité
Même si un poète n’est pas réductible
À ses titres
Et même si un poème
Ne se mesure pas en unité de temps
Et de lieu

Un jour je me promets bien
Si je passe dans le secteur
Où habitait D.
De lui rendre un dernier hommage

Sa tombe doit sans doute être régulièrement fleurie
Du moins je l’espère pour lui
Car un poète a besoin de fleurs –
Ses meilleures alliées –
Pour passer la douane de l’éternité
Sans subir de questions importunes

Au bout du compte
D. n’aura pas démérité –
Si ses états de service ne furent pas exceptionnels
Ils auront été à tout le moins honorables

Pourtant
Il y a chez lui ce fichu titre
Qui m’ennuie
Et qui est comme une vilaine tache
Sur son nom

Mais sans doute faut-il se méfier de la pureté
Et rêver aux neiges éternelles
Comme s’il s’agissait d’un objectif lointain et hors de portée
Quand sale la neige tombe
Et obscurcit tout

***

Paul Vallée (Ayer’s Cliff 1970-2002)

Rachel – Approuve le jugement…

•décembre 26, 2022 • Laissez un commentaire

Approuve le jugement, le cœur docile,
Approuve le jugement, cette fois encore,
Sans révolte, sans colère.

Dans le paysage du nord les champs enneigés
Cachent la moisson qui mûrit
En secret, en silence.

Reçois la loi de ton hiver, le cœur docile,
Et ressemble à ces semences
Qui espèrent l’été.

***

Rachel (1890-1931)Sur les rives de Tibériade (Arfuyen, 2021) – Traduit de l’hébreu par Bernard Grasset.

Jack Gilbert – L’autre perfection

•décembre 25, 2022 • 2 commentaires

Il n’y a rien ici. De la roche et de la terre brûlée.
Tout est ravagé par la lumière impitoyable.
Rien que des pierres et de petites parcelles
d’orge et de lentilles à la vie dure. Rien de cassé
à réparer. Rien n’est jeté
ni abandonné. Si on a besoin d’une table,
on paie un homme pour la fabriquer. Si on trouve
un mètre de fil de fer barbelé, on l’emporte chez soi.
On s’en servira. Les paysans ne rient pas.
Ils vont en ville pour rire, ou à des fêtes.
Une sorte de paradis. Toute chose est ce qu’elle est.
La mer est eau. Les pierres sont de roche.
Le soleil se lève et se couche. Une réussite
sans le moindre embellissement.

*

The Other Perfection

Nothing here. Rock and fried earth.
Everything destroyed by the fierce light.
Only stones and small fields of
stubborn barley and lentils. No broken
things to repair. Nothing thrown away
or abandoned. If you want a table,
you pay a man to make it. If you find two
feet of barbed wire, you take it home.
You’ll need it. The farmers don’t laugh.
They go to town to laugh, or to fiestas.
A kind of paradise. Everything itself.
The sea is water. Stones are made of rock.
The sun goes up and goes down. A success
without any enhancements whatsoever.

***

Jack Gilbert (1925-2012)Refusing Heaven (Knopf, 2005) – Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laure Katsaros.

 
PAGE PAYSAGE

Blog littéraire d'Etienne Ruhaud ISSN 2427-7193

anthonyhowelljournal

Site for art, poetry and performance.

azul griego

The blue and the dim and the dark cloths / Of night and light and the half light

Au-dessus d'un million de toits roses, Sabine Aussenac

Pour dire le monde…par Sabine Aussenac, professeur agrégée d'allemand et écrivain.

ni • ko • ru

Freestyle - inventing it as I do it by merging elements of pragmatism and improvisation.

En toutes lettres

Arts et culture

A nos heurs retrouvés

“Elle dit aussi que s'il n'y avait ni la mer ni l'amour personne n'écrirait des livres.” Marguerite Duras

Luis Ordóñez

Realizador y guionista

Waterblogged

Dry Thoughts on Damp Books

Rhapsody in Books Weblog

Books, History, and Life in General

Romenu

Over literatuur, gedichten, kunst, muziek en cultuur

Acuarela de palabras

Compartiendo lecturas...

Perles d'Orphée

Quelques larmes perlent sur l'âme d'Orphée : Musique - Poésie - Peinture - Sculpture - Philosophie

renegade7x

Natalia's space

Cahiers Lautréamont

Association des Amis Passés Présents et Futurs d'Isidore Ducasse

366 Weird Movies

Celebrating the cinematically surreal, bizarre, cult, oddball, fantastique, strange, psychedelic, and the just plain WEIRD!

Fernando Calvo García

Poeta con pasión

The Tragedy of Revolution

Revolution as Hubris in Modern Tragedy

Le Trébuchet

Chroniques par C. M. R. Bosqué

Book Around the Corner

The Girl With the TBR Tattoo

lyrique.roumaine

poètes roumains des deux derniers siècles

Anthony Wilson

Lifesaving Poems

Messenger's Booker (and more)

Australian poetry interviews, fiction I'm reading right now, with a dash of experimental writing thrown in

Reading in Translation

Translations Reviewed by Translators

Ricardo Blanco's Blog

Citizen of Nowhere

Digo.palabra.txt

Literatura para generaciones pixeladas

La Labyrinthèque

Histoire de l'art jouissive & enchantements littéraires

Je pleure sans raison que je pourrais vous dire

« Je pleure sans raison que je pourrais vous dire, c'est comme une peine qui me traverse, il faut bien que quelqu'un pleure, c'est comme si c'était moi. » M. D.

L'Histoire par les femmes

L'Histoire par les femmes veut rappeler l’existence de ces nombreuses femmes qui ont fait basculer l’histoire de l’humanité, d’une manière ou d’une autre.

Traversées, revue littéraire

Poésies, études, nouvelles, chroniques

Le Carnet et les Instants

Le blog des Lettres belges francophones

Manolis

Greek Canadian Author

Littérature Portes Ouvertes

Littérature contemporaine, poésie française, recherche littéraire...

The Manchester Review

The Manchester Review

L'atelier en ligne

de Pierre Vinclair

fragm

secousse sismique travaillant l’épaisseur d’une lentille de cristal, cette fin du monde de poche s’exprimait tout entière dans la syllabe fragm, identique de “diaphragme” à “fragment”, comme une paillette pierreuse qu’on retrouve pareille à elle-même dans des roches de structures diverses mais dont les éléments principaux, de l’une à l’autre, demeurent constants (Michel Leiris)

Outlaw Poetry

Even when Death inhabits a poem, he does not own it. He is a squatter. In fact, Death owns nothing. - Todd Moore

%d blogueurs aiment cette page :