Primo Levi – Pour Adolf Eichmann (1960)
En liberté le vent parcourt nos plaines,
Eternelle la mer palpite sur nos plages.
Nous fécondons la terre, et la terre nous donne
Et des fleurs et des fruits: nous vivons dans la peine,
Nous vivons dans la joie, dans l’espoir, dans la crainte,
Nous engendrons l’enfance et la tendresse.
…Et enfin te voilà, ennemi précieux,
Créature déserte, homme de mort cerclé.
Que diras-tu, maintenant, face à notre assemblée ?
Jureras-tu au nom d’un dieu ? Oui, mais lequel ?
Sauteras-tu allègrement dedans la tombe ?
Ou bien te plaindras-tu, comme se plaint celui
Dont la vie fut trop brève et l’art si long,
De ton labeur sinistre, de l’oeuvre inachevée,
Des treize millions qui sont encore en vie ?
Nous ne te souhaitons point la mort, fils de la mort.
Puisses-tu vivre plus longtemps que jamais homme ne vécut:
Puisses-tu vivre sans sommeil cinq millions de nuits,
Et vivre chaque nuit les affres de chacun
De ceux qui ont pu voir se refermer sur eux
La porte qui ôtait tout espoir de retour,
Se refermer sur eux les ténèbres, tandis
Que l’air qu’ils respiraient se saturait de mort.
20 juillet 1960
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Primo Levi (1919-1987) – Ad ora incerta (1984) – A une heure incertaine (Gallimard, 1997) – Traduit de l’italien par Louis Bonalumi.