Pablo Neruda – Monte ! Et nais avec moi, frère !

Monte ! Et nais avec moi, frère !

Donne-moi la main, du fond
De ta douleur éparse
Tu ne reviendras pas de l’épaisseur des pierres,
Tu ne reviendras pas du temps souterrain,
Ni ne reviendra ta voix rauque,
Ni ne reviendront tes yeux perforés.
Regarde-moi depuis le fond de la terre
Laboureur, tisserand, pasteur taciturne :
Dompteur des vigognes tutélaires :
Maçon du traître échafaudage :
Porteur d’eau chargé des larmes des Andes :
Joaillier aux doigts broyés :
Semeur tremblant dans sa semence :
Potier répandu dans sa glaise.
Apportez à la coupe de la vie nouvelle
Vos vieilles douleurs ensevelies.
Montrez-moi votre sang votre sillon
Dites-moi : ici, je fus puni
Parce que la gemme fut sans éclat, parce que le sol
Ne donna pas à temps la pierre ou le grain.
Désignez-moi la pierre où vous êtes tombés,
Le bois où vous fûtes crucifiés
Éclairez pour moi les antiques silex,
Les vieilles lampes, les fouets collés
Aux plaies à longueur de siècles
Et les haches brillantes sous le sang.
Moi, je viens parler par votre bouche morte.

Unissez à travers la terre toutes vos
Silencieuses lèvres dispersées
Et depuis votre abîme durant toute
Cette longue nuit, parlez-moi
Comme si j’étais retenu par la même ancre que vous,
Racontez-moi tout, chaîne après chaîne,
Maillon après maillon, pas à pas,
Affilez les couteaux que vous avez conservés
Mettez-les-moi dans la poitrine et dans les mains
Comme fleuve d’éclairs jaunes
Comme fleuve de tigres enterrés
Et laissez-moi pleurer, des heures, des jours, des ans
Des âges aveugles, des siècles sidéraux.

Donnez-moi le silence, I’eau, I’espérance.

Donnez-moi la lutte, le fer, les volcans.

Comme autant d’aimants, suspendez à moi vos corps.

Envahissez mes veines et ma bouche.

Parlez par mes mots, parlez par mon sang.

*

Sube a nacer conmigo, hermano.

Dame la mano desde la profunda
zona de tu dolor diseminado.
No volverás del fondo de las rocas.
No volverás del tiempo subterráneo.
No volverá tu voz endurecida.
No volverán tus ojos taladrados.
Mírame desde el fondo de la tierra,
labrador, tejedor, pastor callado:
domador de guanacos tutelares:
albañil del andamio desafiado:
aguador de las lágrimas andinas:
joyero de los dedos machacados:
agricultor temblando en la semilla:
alfarero en tu greda derramado:
traed a la copa de esta nueva vida
vuestros viejos dolores enterrados.
Mostradme vuestra sangre y vuestro surco,
decidme: aquí fui castigado,
porque la joya no brilló o la tierra
no entregó a tiempo la piedra o el grano:
señaladme la piedra en que caísteis
y la madera en que os crucificaron,
encendedme los viejos pedernales,
las viejas lámparas, los látigos pegados
a través de los siglos en las llagas
y las hachas de brillo ensangrentado.
Yo vengo a hablar por vuestra boca muerta.

A través de la tierra juntad todos
los silenciosos labios derramados
y desde el fondo habladme toda esta larga noche
como si yo estuviera con vosotros anclado,
contadme todo, cadena a cadena,
eslabón a eslabón, y paso a paso,
afilad los cuchillos que guardasteis,
ponedlos en mi pecho y en mi mano,
como un río de rayos amarillos,
como un río de tigres enterrados,
y dejadme llorar, horas, días, años,
edades ciegas, siglos estelares.

Dadme el silencio, el agua, la esperanza.

Dadme la lucha, el hierro, los volcanes.

Apegadme los cuerpos como imanes.

Acudid a mis venas y a mi boca.

Hablad por mis palabras y mi sangre.

*

Rise up, brother, be born with me.

Give me your hand from the deep
territory seeded with your griefs.
You won’t come back from the depths of the rock.
You won’t come back from the underground time.
No coming back for your roughened voice.
No coming back for your drilled eyes.
Look at me from the depths of the earth,
farmer, weaver, quiet shepherd;
trainer of sacred llamas;
mason on a risky scaffold:
water-bearer of Andean tears:
farmer trembling among seedlings:
potter among spilled clay:
bring to the cup of this new life
your ancient buried sorrows.
Show me your blood and your furrows,
say to me: Here I was whipped
because a jewel didn’t shine or the earth
hadn’t yielded its grain or stone on time.

Pick out the stone on which you stumbled
and the wood on which they crucified you,
kindle the old flints for me,
the old lamps, the whips
that stuck to the wounds through the centuries,
and the bright axes stained with blood.
I come to speak for your dead mouth.

You silent scattered lips,
come join throughout the earth
and speak to me from the depths of this long night
as if we were anchored here together,
tell me everything, chain by chain,
link by link and step by step,
sharpen the knives you hid,
plunge them into my chest and into my hand
like a river of yellow lightning,
like a river of buried jaguars,
and let me cry, hours, days, years,
blind ages, stellar centuries.

Give me silence, water, hope.

Give me struggle, iron, volcanoes.

Fasten your bodies to mine like magnets.

Come into my veins and into my mouth.

Speak through my words and my blood.

***

Pablo Neruda (1904-1973)Hauteurs de Macchu-Picchu – Le Chant général (1950) – Chant XII (Seghers, 1961) – Traduit de l’espagnol (Chili) par Roger Caillois – Alturas de Macchu Picchu / Heights of Macchu Picchu (Stephen F. Austin State University Press, 2015) – Translated by David Young.

~ par schabrieres sur octobre 1, 2018.

3 Réponses to “Pablo Neruda – Monte ! Et nais avec moi, frère !”

  1. Ou là, là, voilà une semaine qui commence sur les chapeaux de roues, magnifique !

    Aimé par 2 personnes

  2. Pardon, « sur les chapeaux de Neruda ».

    Aimé par 2 personnes

  3. […] Pablo Neruda – Monte ! Et nais avec moi, frère ! […]

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