Rainer Maria Rilke – Pour écrire un seul vers (1910)
Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.
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Um eines Verses willen muß man viele Städte sehen, Menschen und Dinge, man muß die Tiere kennen, man muß fühlen, wie die Vogel fliegen, und die Gebärde wissen, mit welcher die kleinen Blumen sich auftun am Morgen. Man muß zurückdenken können an Wege in unbekannten Gegenden, an unerwartete Begegnungen und an Abschiede, die man lange kommen sah, – an Kindheitstage, die noch unaufgeklärt sind, an die Eltern, die man kränken mußte, wenn sie einem eine Freude brachten und man begriff sie nicht (es war eine Freude für einen anderen –), an Kinderkrankheiten, die so seltsam anheben mit so vielen tiefen und schweren Verwandlungen, an Tage in stillen, verhaltenen Stuben und an Morgen am Meer, an das Meer überhaupt, an Meere, an Reisenächte, die hoch dahinrauschten und mit allen Sternen flogen, – und es ist noch nicht genug, wenn man an alles das denken darf. Man muß Erinnerungen haben an viele Liebesnächte, von denen keine der andern glich, an Schreie von Kreißenden und an leichte, weiße, schlafende Wöchnerinnen, die sich schließen. Aber auch bei Sterbenden muß man gewesen sein, muß bei Toten gesessen haben in der Stube mit dem offenen Fenster und den stoßweisen Geräuschen. Und es genügt auch noch nicht, daß man Erinnerungen hat. Man muß sie vergessen können, wenn es viele sind, und man muß die große Geduld haben, zu warten, daß sie wiederkommen. Denn die Erinnerungen selbst sind es noch nicht. Erst wenn sie Blut werden in uns, Blick und Gebärde, namenlos und nicht mehr zu unterscheiden von uns selbst, erst dann kann es geschehen, daß in einer, sehr seltenen. Stunde das erste Wort eines Verses aufsteht in ihrer Mitte, und aus ihnen ausgeht.
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Rainer Maria Rilke (1875-1926) – Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge (1910) – Les cahiers de Malte Laurids Brigge (Points Seuil, 1995) – Traduit de l’allemand par Maurice Betz.
Ça, c’est un extrait des « Cahiers » que j’avais souligné lors de ma lecture. Bon j’aurai bien souligné le livre entier…
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Rilke s’exprimerait-il ici par antiphrase? À l’en croire, il faudrait « pour écrire un seul vers » avoir tellement vécu dans le monde que cela paraît impossible. N’est-ce pas pas paradoxal de la part de l’auteur des Lettres à un jeune poète, et qui lui conseillait avant tout… la solitude? On a d’ailleurs de bons exemples de jeunes poètes qui ont écrit avant d’essayer de vivre (Arthur Rimbaud par exemple, qui a écrit des vers que je préfère aux siens).
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Il n’est pas question de comparaison, Rilke est peut-être trop subtil pour votre cerveau. Si vous pensiez « poésie », vous auriez compris le degré (très élevé, je souligne), de ce poème désespérant de vérité… regardez de plus près le monde, et, vous pourrez voir le parallélisme avec ce superbe texte. C’est ce que je vous souhaite… Pensez authenticité et subjectivité.
@micalement
Valérie
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Un pur instant de poésie, rarissime et bouleversant de vérité.
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[…] Pour écrire un seul vers de Rainer Maria Rilke (1875-1926) extrait de Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910). Lu par Terzieff chez Pivot. Magnifique. Il me fiche les larmes aux yeux. […]
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Pour écrire un seul vers, il faut... - boileau said this on avril 24, 2012 à 1:15 |
Nous préférons Michel Aumont (en voix off) dans le film « Clara et moi »
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[…] Je viens de voir qu’un de mes “bloggers favoris”, (Beauty will save the world), a choisi précisément le même extrait… […]
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Comment faire pour écrire un seul vers ?
Je dirais, avec tout le respect que je dois à Mr Rilke, dont j’apprécie la poésie et le peu de compétence que j’ai en la matière, et patati et patata, que c’est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus compliqué que la réponse qu’il donne ici, il suffit juste de trouver assez de force pour ne pas se pendre.
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Je dirais, avec tout le respect que je dois à Mr Rilke, dont j’apprécie la poésie, et avec le peu d’expérience que j’ai dans le domaine, et patati et patata, que c’est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus compliqué que la réponse qu’il donne, dans ce beau poème, à la question que lui a posée un admirateur. Il suffit, en effet, de trouver assez de force pour ne pas se pendre. Ils ont tords les professeurs en poésie de tous poils, ceux qui disent; Il ne faut pas abuser de la rime, il faut évité de commencer avec des poésies sur le thème de l’amour (ce qu’a préconisé Rilke au jeune homme qui lui avait posé cette question), il faut… et patati et patata. Un bon poème est un poème qui satisfait celui qui le compose. J’aime beaucoup ce poème de Jean-Claude Pirotte ;
travaille prends de la peine
fais des vers de mirliton
le travail amuse, le ton
donne du sel à la peine
tu dis qu’il neige écris-le
il neigera doublement
tu dis qu’il vente le vent
s’emparera de la ville
tu n’en as plus pour longtemps
mets de l’ordre dans le temps
c’est l’hiver – or le printemps
te refusera l’asile
Faire des vers, c’est donner du sel à la peine, qu’ils s’agissent de vers dits de « Mirliton » ou pas. J’aime d’ailleurs aussi ce que dit Claude Semal des vers de Mirliton; Le vers de mirliton est un art distingué et subtil, qui permet de passer pour un crétin aux yeux des imbéciles.
L’écriture, la parole, rends présent l’absent. Ici, dans ce poème, Pirotte, donne l’exemple, de la neige et du vent . Mallarmé développait aussi cette idée en prenant pour exemple, une fleur;
« Je dis: une fleur! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calice sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
La peine, l’envie de se pendre, vient d’un sentiment d’absence qui nous envahit parfois. Alors, si on en a la force, on se donne de la peine, on écrit. On fait comme Rilke, Pirotte, comme Mallarmé, comme Guillevic, avec des vers à la con, on se fait poète, on rends l’absent présent;
Je t’ai cherchée
Dans tous les regards,
Et dans l’absence des regards,
Dans toutes les robes, dans le vent,
Dans toutes les eaux qui se sont gardées,
Dans le frôlement des mains,
Dans les couleurs des couchants,
Dans les mêmes violettes,
Dans les ombres sous les hêtres,
Dans mes moments qui ne servaient à rien,
Dans le temps possédé,
Dans l’horreur d’être là,
Dans l’espoir toujours
Que rien n’est sans toi,
Dans la terre qui monte
Pour le baiser définitif,
Dans un tremblement
Où ce n’est pas vrai que tu n’y es pas.
Guillevic
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Et voilà le miracle en somme,
C’est lorsque sa chanson est bonne,
Car c’est pour la joie qu’elle lui donne
Qu’il chante la terre.
Ce sont les dernières paroles de la Chanson de Gérard Manset, Il voyage en solitaire.
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[…] appris par coeur, il y a quelques années. Il s’agit d’un extrait d’une lettre de Rainer Maria Rilke dans laquelle il répond à un de ses admirateurs qui lui demande le mode d’emploi pour […]
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Sauve qui peut | Comme un cheveu said this on octobre 2, 2018 à 5:59 |
[…] grande est la chaleur, que le monstre danseur Préfère écrire un vers, comme un simple penseur, Puis il n’écrit plus rien, buvant sa bière tiède, Un poète sans […]
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[…] grande est la chaleur, que le monstre danseur Préfère écrire un vers, comme un simple penseur, Puis il n’écrit plus rien, buvant sa bière tiède, Un poète sans […]
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Écrire – Héraldie, seconde fondation: 13 mars 2017. (Héraldique et Poésie) said this on juillet 12, 2019 à 8:32 |