Jorge Luis Borges – Le menacé (El amenazado, 1972)
C’est l’amour. Je devrai me cacher ou fuir.
Les murs de ma prison grandissent, comme en un rêve atroce. Le beau masque a changé, mais comme toujours c’est le seul. De quoi peuvent me servir mes talismans : l’exercice des lettres, la vague érudition, l’apprentissage des mots dont l’âpre Nord se servit pour chanter ses mers et ses épées, la sereine amitié, les galeries de la Bibliothèque, les choses courantes, les coutumes, le jeune amour de ma mère, l’ombre militaire de mes morts, la nuit intemporelle, la saveur du sommeil ?
Etre avec toi ou ne pas être avec toi est la mesure de mon temps.
Déjà la cruche se brise sur la fontaine, déjà l’homme se lève à la voix de l’oiseau, déjà s’assombrissent ceux qui regardent aux fenêtres mais l’ombre n’a pas apporté la paix.
C’est, je le sais bien, l’amour : le désir anxieux d’entendre sa voix, l’attente et la mémoire, l’horreur de vivre dans la succession.
C’est l’amour avec ses mythologies, avec ses petites magies inutiles.
Il y a un coin de rue où je n’ose passer.
Déjà les armées m’encerclent, les hordes.
(Cette chambre est irréelle, elle ne l’a pas vue.)
Le nom d’une femme me dénonce.
J’ai mal à une femme dans tout mon corps.
*
El amenazado
Es el amor. Tendré que ocultarme o huir.
Crecen los muros de su cárcel, como en un sueño atroz. La hermosa máscara ha cambiado, pero como
siempre es la única. ¿De qué me servirán mis talismanes: el ejercicio de las letras, la vaga erudición, el
aprendizaje de las palabras que usó el áspero Norte para cantar sus mares y sus espadas, la serena
amistad, las galerías de la Biblioteca, las cosas comunes, los hábitos, el joven amor de mi madre, la
sombra militar de mis muertos, la noche intemporal, el sabor del sueño?
Estar contigo o no estar contigo es la medida de mi tiempo.
Ya el cántaro se quiebra sobre la fuente, ya el hombre se levanta a la voz del ave, ya se han oscurecido
los que miran por las ventanas, pero la sombra no ha traído la paz.
Es, ya lo sé, el amor: la ansiedad y el alivio de oír tu voz, la espera y la memoria, el horror de vivir en
lo sucesivo.
Es el amor con sus mitologías, con sus pequeñas magias inútiles.
Hay una esquina por la que no me atrevo a pasar.
Ya los ejércitos me cercan, las hordas.
(Esta habitación es irreal; ella no la ha visto.)
El nombre de una mujer me delata.
Me duele una mujer en todo el cuerpo.
***
Jorge Luis Borges (1899-1986) – El oro de los tigres (1972) – L’Or des tigres (Gallimard, 1976) – Traduit de l’espagnol (Argentine) par Nestor Ibarra.
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~ par schabrieres sur Mai 3, 2010.
Publié dans Jorge Luis Borges, Nestor Ibarra
Étiquettes: amour, borges, corps, femme, mort, nuit, prison, sommeil, temps
3 Réponses to “Jorge Luis Borges – Le menacé (El amenazado, 1972)”
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Splendide…
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Epique, l’amour et ses affres leurs corollaires… Un souffle puissant et vigoureux !
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« Fuyez, Télémaque, fuyez: on ne peut vaincre l’amour qu’en fuyant. »
Fénelon, Les Aventures de Télémaque…
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