Thomas Bernhard – Maîtres anciens (1985)

Encore un chef-d’oeuvre. Je viens de terminer la lecture de « Maîtres anciens » de Thomas Bernhard et j’ai été fasciné sinon envoûté par ce roman et par la figure de son héros, Reger. Voilà un étrange personnage, un critique d’art octogénaire, qui se rend tous les deux jours au Musée d’art ancien de Vienne pour y observer, des heures durant, toujours sur la même banquette, le tableau « L’homme à la barbe blanche » de Tintoret. Encore un personnage atrabilaire, logorrhéique et désespérément solitaire, comme seul Thomas Bernhard en a le secret; il déverse sa haine sur la société et l’Etat autrichiens. Celui-ci se rend compte, mais un peu tard, alors que son épouse vient de mourir, qu’il n’y a pas que l’art dans la vie mais également l’amour.
Je vous propose un extrait de ce livre où Reger se lance dans une diatribe contre la société et la civilisation occidentale en général, si ce n’est contre la terre entière.

« Je marche donc dans la ville et je pense que je ne supporte plus cette ville et que non seulement je ne supporte plus cette ville, que je ne supporte plus le monde entier et, par conséquent, l’humanité entière, car le monde et l’humanité entière sont devenus entre-temps si horribles qu’ils ne seront bientôt plus supportables, du moins pour un homme comme moi. Pour un homme de raison tout comme pour un homme de sentiment comme moi, le monde et l’humanité ne seront bientôt plus supportables, sachez-le, Atzbacher. Je ne trouve, dans ce monde et parmi ces hommes, plus rien qui ait quelque valeur pour moi, a-t-il dit, dans ce monde tout est stupide et dans cette humanité tout est aussi stupide. Ce monde et l’humanité ont atteint aujourd’hui un degré de stupidité qu’un homme comme moi ne peut pas tolérer, a-t-il dit, un tel homme ne doit plus faire partie de la vie d’un tel monde, un homme tel que moi ne doit plus faire partie de l’existence d’une telle humanité, a dit Reger. Tout, dans ce monde et dans cette humanité, est ravalé au niveau le plus bas, a dit Reger, tout, dans ce monde et dans cette humanité, a atteint un tel degré de danger et d’ignoble brutalité qu’il m’est déjà presque impossible de me maintenir ne serait-ce qu’un seul jour, et puis encore un autre, dans ce monde et dans cette humanité. Un tel degré d’ignoble stupidité, même les penseurs les plus clairvoyants de l’histoire ne l’ont pas cru possible, a dit Reger, et pour ce qui est de nos poètes fameux du monde et de l’humanité, eh bien, ce qu’ils ont prédit et prophétisé au monde et à l’humanité, en fait d’abomination et de décadence, n’est rien comparé à la situation actuelle. Dostoïevski lui-même, l’un de nos plus grands voyants, il n’a décrit l’avenir que sous l’aspect d’une idylle ridicule, tout comme Diderot n’a décrit qu’un avenir ridiculement idyllique, l’enfer atroce de Dostoïevski est tellement anodin comparé à celui dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui qu’on en a des sueurs froides rien que d’y penser, les enfers prédits et prophétisés par Diderot, pareillement. L’un, de son point de vue russe tourné vers l’Orient, a aussi peu prévu et prédit et prophétisé cet enfer absolu que son pendant, penseur et écrivain tourné vers l’Occident, Diderot. Le monde et l’humanité sont parvenus à un état infernal auquel le monde et l’humanité n’étaient encore jamais parvenus au cours de l’histoire, voilà la vérité, voilà ce qu’a dit Reger. En fait, c’est positivement idyllique, tout ce que ces grands penseurs et ces grands écrivains ont prophétisé, a dit Reger, tous tant qu’ils sont, bien qu’ils aient estimé avoir décrit l’enfer, n’ont tout de même écrit qu’une idylle positivement idyllique, voilà ce qu’a dit Reger. Tout ce qu’on trouve aujourd’hui est rempli de grossièreté et rempli de méchanceté, de mensonge et de trahison, a dit Reger, jamais l’humanité n’a été aussi impudente et perfide qu’aujourd’hui. Où que nous regardions, où que nous allions, nous ne voyons que méchanceté et bassesse et trahison et mensonge et hypocrisie et jamais rien que l’abjection absolue, peu importe ce que nous regardons, peu importe où nous allons, nous sommes confrontés à la méchanceté et au mensonge et à l’hypocrisie. Que voyons-nous d’autre que mensonge et méchanceté, qu’hypocrisie et trahison, qu’abjection la plus abjecte lorsque nous sortons ici dans la rue, lorsque nous nous hasardons à sortir dans la rue, a dit Reger. Nous sortons dans la rue et nous entrons dans l’abjection, a-t-il dit, dans l’abjection et dans l’impudence, dans l’hypocrisie et dans la méchanceté. »

***

Maîtres anciens. Comédie (1985), texte français G. Lambrichs, coll. «Du monde entier», 1988 (coll. «Folio», 1991)

~ par schabrieres sur octobre 22, 2008.

2 Réponses to “Thomas Bernhard – Maîtres anciens (1985)”

  1. Cher Monsieur,

    Puisque ce roman vous a plu, j’ai le plaisir de vous inviter à une présentation de son adaptation au théâtre de l’Atalante, du 12 au 16 mai 2009.

    Emmanuel

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  2. Je viens de l’acheter ! Je ne lis donc pas ta chronique mais j’y reviendrai après lecture du livre 😀

    J’aime

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